Merci à Jean collet

Choisir, regarder, aimer ?
Interview Jean Collet * par la revue des deux mondes
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La mort du père enlèvera à la littérature beaucoup de ses plaisirs. S’il n’y a plus de père, à quoi bon raconter des histoires ? Tout récit ne se ramène-t-il pas à l’Œdipe ? Raconter, n’est-ce pas toujours chercher son origine, dire ses démêlés avec la Loi, entrer dans la dialectique de l’attendrissement et de la haine ? Aujourd’hui on balance d’un même coup l’Œdipe et le récit : on n’aime plus, on ne craint plus, on ne raconte plus. Comme fiction, l’Œdipe servait au moins à quelque chose, à faire de bons romans, à bien raconter (ceci est écrit après avoir vu City Girl de Murnau). Roland Barthes, le Plaisir du texte

REVUE DES DEUX MONDES - Il y a de plus en plus de films comme il y a de plus en plus de livres. Ce n’est pas forcément un mal mais cela présente une difficulté qui est celle de trier, de choisir, en fait de juger. Or il est facile d’aller au cinéma, peut-être plus facile que de lire un livre ; voir un film est une activité qui, semble-t-il, va de soi. Ce qui en revanche ne va pas de soi, c’est de savoir distinguer dans ce qu’on voit, dans ce qui est offert à notre regard, ce qui est bon ou pas. Quels sont vos critères personnels pour distinguer si l’on est devant un film ou devant un produit formaté, devant du toc ?
JEAN COLLET – Hélas, il n’y a pas de trucs. La preuve, c’est qu’on s’est toujours trompés. En musique, en peinture, en littérature, et en cinéma. Il a fallu plus d’un siècle pour découvrir que Bach était plus grand que Telemann. On s’est trompés sur les impressionnistes, sur Flaubert, sur Proust ; au cinéma, en France, on a mis vingt ans pour s’apercevoir que les grands cinéastes des années trente n’étaient ni René Clair ni Feyder ni Duvivier mais Jean Vigo, Pagnol, Renoir, Guitry, totalement méprisés de leur temps. Aujourd’hui encore, certains hésitent à le reconnaître… ça devrait nous rendre très humbles, nous les critiques d’abord. Car tout le monde se trompe : les jurys des festivals quels qu’ils soient (1), le public et, c’est encore plus grave, même les producteurs. Pensez aux projets refusés à Dreyer, Renoir, Welles, Mankiewicz et tant d’autres… En réalité, on se trompe plus ou moins, et c’est ce qui compte, car s’il y a parfois quelque noblesse à exercer l’activité de critique (sinon, c’est le dernier des métiers), je la vois dans un certain discernement, la capacité de sentir, d’avoir des goûts et des dégoûts.

REVUE DES DEUX MONDES - Le goût s’acquiert-il ?
JEAN COLLET - Aujourd’hui, nous nous croyons libres, mais nous le sommes moins que jamais, surtout dans le domaine des médias, de l’image, de la représentation du monde. Nos goûts sont façonnés dès le plus jeune âge (je ne vais pas entonner ici le lamento attendu sur les méfaits de la télévision), on sait tout cela. Bien sûr, tous les goûts sont dans la nature, mais où est donc la nature quand nous sommes conditionnés depuis le berceau à ruminer des clichés, des sons, des couleurs, des rythmes qui colonisent les yeux, les oreilles des pauvres petits corps sans défense, les rendant aveugles et sourds, inaptes à sentir, à vibrer sur d’autres sensations, d’autres images, d’autres représentations ? « Le massacre des Innocents se reproduit chaque jour », disait Joseph Delteil. Le goût s’éduque mais il se pervertit encore plus facilement. Et tout concourt à corrompre le goût. « Il faut se laver les yeux entre chaque regard », disait Mizoguchi. Car nos yeux sont sales. Avant de s’ouvrir sur la « vraie vie », ils sont abîmés, brûlés par le déferlement d’images insignifiantes, inhumaines parce que fabriquées par des machines, confiées, abandonnées aux machines. Quand Godard, pour « discerner » certain réalisateur encensé par la presse, dit : « Ce n’est pas lui qui a fait son film, c’est Sony qui l’a fait », il nous montre qu’on a besoin d’un regard humain derrière l’objectif pour que le monde entre vraiment dans la caméra. Autrement, c’est la caméra sur le quai du métro. Le voilà le vrai critère : le vivant ou le mécanique (mais le mécanique ne nous fait même plus rire ; on rit de moins en moins d’ailleurs). Il ne s’agit pas de faire le procès de nos merveilleuses machines. Sans elles, évidemment, il n’y a pas de cinéma possible. Il s’agit de ne pas les laisser faire les films à notre place.Ce qui est important, ce n’est pas le bon goût contre le mauvais. Un grand film doit perturber nécessairement ces catégories fragiles et plus ou moins artificielles, conventionnelles. L’important, c’est d’avoir du goût, et ce n’est pas la même chose. Savourer, ce n’est pas s’empiffrer, c’est reconnaître des différences, jouer, composer avec ces différences. Ainsi commence la vie, et pour prendre une image forte, le contraire de la vie, aujourd’hui pour nous, c’est la prolifération de l’indifférencié, du même, du tout se vaut, tout est égal, l’égalisation par le bas, le nul. Savourer, c’est se sentir vivant, c’est refuser le cancer de la fausse culture, celle qu’on n’ose plus nommer « culture de masse », l’expression était trop éloquente. Barthes nous a appris que le mot « saveur » a donné « savoir ». Étrange évolution… Il faut donc remonter à la source. Le savoir humain n’est pas celui des ordinateurs ou de « Monsieur Cinéma », l’accumulation des connaissances. C’est la saveur, c’est qualitatif, subtil, et ça procure du plaisir.J’ai aimé le cinéma parce qu’il est depuis son origine le grand art populaire de notre temps. Je souhaite qu’il le reste parce qu’il peut et il sait réconcilier ce qui est populaire et ce qui est noble, le visible et l’invisible, le spectacle et l’intériorité. Il a réussi cet exploit très vite. Griffith, Chaplin, Ford, Hawks, Lang, Hitchcock aux États-Unis, Vigo, Pagnol, Renoir, Truffaut en France, Visconti, Rossellini, Fellini en Italie, Ozu au Japon… Là est la vraie nature, paradoxale du cinéma – Élie Faure l’a admirablement montré –, il exprime la plus grande profondeur dans la plus évidente simplicité.

REVUE DES DEUX MONDES - Tout ceci est-il encore vrai ?
JEAN COLLET - Non, il y a une fracture qui n’a cessé de se creuser à partir des années soixante dans tous les pays producteurs de films. Là on peut parler d’élitisme (au mauvais sens du terme) ; on a encouragé le cinéma d’auteur le plus prétentieux, ennuyeux, parfois même sadique ou terroriste (dont Haneke et Garrel aujourd’hui sont des exemples parfaits) d’une part, et d’autre part un cinéma de masse démagogique et tape-à-l’œil, infantile et méprisant (inutile de chercher des exemples). Et si on ne lutte pas pour réduire cette fracture, elle sera, plus vite qu’on ne le croit, mortelle pour le cinéma, en tout cas celui qui a fait ses preuves pendant plus d’un demi-siècle. On ne peut défendre cet apartheid ni sur un plan commercial ni sur un plan culturel puisqu’on vérifie déjà ses effets (malgré l’abondance des discours lénifiants) : la montée en puissance des industries lourdes du cinéma dans quelques régions stratégiques du globe (États-Unis, Chine, Corée) destinées à fournir les grosses machines formatées que vous évoquiez tout à l’heure et la disparition consécutive d’un vrai cinéma d’auteur (en Allemagne ou en Italie) ou sa survie sous perfusion, dans notre pays par exemple. Révélateur de ce double phénomène, Wu Ji, le dernier film du Chinois Chen Kaige, sélectionné au Festival de Berlin. Grosse machine tonitruante qui étale ses effets spéciaux et ses milliers de figurants pour remplir le vide de l’image scope et prouver que la puissante Chine peut désormais rivaliser avec Hollywood en navets de luxe. Mais le pire ici n’est pas sur l’écran : c’est la métamorphose d’un cinéaste célébré jadis comme un auteur (Épouses et concubines) en tâcheron docile après avoir abdiqué tous ses talents.
Comme des millefeuilles

REVUE DES DEUX MONDES - Qu’appelez-vous exactement « vrai film d’auteur » ?
JEAN COLLET: Il n’est plus question de la « politique des auteurs » comme ce fut, autrefois, le cas avec Truffaut, Rohmer, Chabrol, etc. La notion est devenue pour le moins ambiguë et dévoyée ; à l’heure actuelle, un film dit d’auteur n’est absolument pas un garant de qualité…
- J’ai eu la chance d’avoir 20 ans au début des années cinquante ; j’appartiens donc au moins à ce titre à la Nouvelle Vague. On n’a peut-être pas assez souligné que les cinéastes français réunis à la naissance des Cahiers du cinéma (en 1950, justement) ont d’abord, dans leurs travaux critiques, réhabilité un cinéma grand public parfaitement méprisé par l’intelligentsia de l’époque. « La politique des auteurs », qui a suscité tant de malentendus, n’a pas défendu des films d’avant-garde comme d’autres l’avaient fait dans les années vingt ou trente par exemple ; au contraire Truffaut a « descendu », et avec quelle pertinence, un cinéma français qui flattait le public cultivé (en multipliant les films adaptés d’œuvres littéraires). Les critiques des Cahiers ont cherché la profondeur morale, voire métaphysique, dans les films d’Hitchcock ou de Hawks ; ils ont révélé les lettres de noblesse d’un cinéma considéré alors comme un divertissement. Même chose pour Renoir, Becker, Guitry, Rossellini, Visconti ou Fellini. Ainsi des critiques nommés Chabrol, Rohmer, Rivette, Godard, Douchet et quelques autres ont su voir que les films de « ces auteurs » avaient un point commun : ils étaient comme des millefeuilles. On pouvait prendre un plaisir immédiat à l’histoire, et pour peu qu’on creuse le millefeuille, on arrivait, à travers la forme du film, à des dimensions d’ordre spirituel, moral de même nature que dans les grandes œuvres littéraires classiques (d’où la notion d’auteur).Voilà peut-être une réponse à votre question sur les critères de discernement ; la valeur d’un film ne se trouve pas dans son sujet encore moins dans quelque message, car le contenu ne peut être déchiffré hors de sa forme ; il n’existe que par elle, il réside dans la profondeur de celle-ci. C’est la fameuse phrase attribuée à Godard : « Un travelling est affaire de morale. » Vérité qui semble devenue banale, mais quand on voit parfois les films encensés par des gens qui se prétendent critiques ou cinéphiles, on se dit qu’on n’a pas dû voir le même objet. Je pense par exemple au film de Mel Gibson sur la Passion du Christ. Si la critique a été dans l’ensemble assez légitimement sévère à l’égard de ce spectacle grand-guignolesque, les catholiques ont pour la plupart applaudi, à ma grande surprise, je dois l’avouer ! Ainsi je ne m’attendais pas à ce qu’un esprit tel que René Girard admirât ce produit au point de lui consacrer de longs articles, dans lesquels d’ailleurs il parlait davantage de ses propres travaux que du film. Avait-il vraiment vu ce que Mel Gibson étalait sur l’écran à grand renfort de musique industrielle fracassante ? Deux heures de lynchage d’un malheureux qui n’en finit pas de mourir. S’il s’était agi de peinture, nul doute qu’il aurait perçu la vulgarité et le vide offerts à nos yeux, mais comme beaucoup de gens, souvent cultivés, donc exigeants dans les domaines des autres arts, il attend vraisemblablement peu du cinéma. Il repère tout de suite ce qu’il croit être un « contenu » – ici la manifestation de la violence et du sacré – et néglige ce qu’il considère comme l’emballage. Dans ce « contenu », il retrouve ses grands thèmes familiers, et il en fait son miel. Ce qu’il n’a même pas entrevu, c’est la relation du cinéaste avec ses personnages, avec la violence, avec le spectateur. Ici la platitude des personnages, réduits aux clichés sulpiciens attendus, et la fascination trouble que la violence exerce sur ce cinéaste, à tel point que tout se ramène à un film sadomasochiste obscène. Dans quel état sommes-nous à la sortie de la salle ? Voilà ce qu’il faut toujours se demander, voilà un critère simple et fondamental. De quoi jouissons-nous ? Là, nous sommes à une autre profondeur, celle qui donne sa puissance au cinéma pour le meilleur ou pour le pire ; le meilleur, c’est la représentation de la torture dans Rome ville ouverte de Rossellini, car ce qui conduit la caméra cette fois c’est la volonté d’échapper à la fascination – au spectacle toujours plus ou moins pornographique dès qu’on traite ces choses-là – pour accéder à la compassion et à la réflexion.
REVUE DES DEUX MONDES - Dans quel état étiez-vous après Million Dollar Baby, le dernier film de Clint Eastwood ?
JEAN COLLET - Je suis sorti en larmes, j’étais profondément touché par la mort de l’héroïne, ce film fait mal. Alors je me demande si mon émotion est d’ordre sentimental (ce n’est pas méprisable, bien sûr) ou d’ordre esthétique. Difficile de démêler les deux, car la première nous submerge. Mais au-delà, je perçois la relation de l’auteur avec son héroïne (comme dans le film de Gibson ; l’auteur, Clint Eastwood, est aussi acteur, c’est bien leur seul point commun…). Mais la violence ici est indirecte puisque c’est la jeune femme qui la subit. Et d’une certaine manière, son entraîneur en est responsable, de plus en plus responsable puisqu’on ira jusqu’à la question de l’euthanasie. Ainsi l’émotion mène à la compassion, et à la réflexion : je compatis avec l’héroïne et en même temps il y a un propos universel sur notre rapport au succès, à l’ambition, à la gloire, à la réussite, à la mort, à cette folie qui nous pousse à vouloir nous dépasser jusqu’à nous détruire ; c’est donc un propos qui met notre intelligence en jeu, notre lucidité, qui nous fait voir le monde à travers ce cas singulier ; c’est ce déplacement de l’émotion sentimentale vers une émotion beaucoup plus profonde, d’ordre vital, qui fait que je me sens bien même si le film me fait mal. Même chose pour un film très célèbre, Huit et demi. En sortant de ce film, j’étais très bien ; pourtant Fellini nous fait passer par une dépression, mais dans sa manière de traiter le sujet, de faire rencontrer plein de gens à son personnage, toutes ces femmes qu’il n’arrive pas à aimer, ce film qu’il n’arrive pas à faire, il y avait quelque chose (appelons cela l’humour, l’art de Fellini) qui me touchait à la fois physiquement et spirituellement au-delà du questionnement sur l’échec du personnage. Et c’est très curieux que vous me donniez l’occasion de rapprocher ces deux films car tous les deux, je n’y avais pas pensé, traitent la question de la réussite et de l’échec mais à une telle profondeur l’un et l’autre qu’ils nous mettent face à notre vie, devant nos propres échecs et devant la manière de les traverser, de les dépasser, etc.
Un langage indirect

REVUE DES DEUX MONDES - Tout à l’heure, à propos de la Passion du Christ, vous avez employé un mot qu’on n’attend pas forcément à propos de ce film, vous avez parlé de « pornographie ». Que pensez-vous des scènes de sexe, semble-t-il désormais obligées au cinéma ?
JEAN COLLET - Je crois qu’on pose rarement la question de la pornographie là où on devrait la poser. On l’associe presque toujours au sexe et jamais à la violence. Or si la représentation du sexe peut être pornographique, c’est parce que la pulsion sexuelle peut conduire à la violence (on le voit bien aujourd’hui dans les faits divers qui font l’actualité). Ce n’est pas le sexe qui est pornographique, il est même le lieu par excellence de la tendresse et de l’amour. Ce qui est pornographique, c’est la violence du sexe dévoyé de l’amour. Et comme ce risque de perversion est évident, il est devenu le lieu de tous les interdits que nous connaissons, interdits légitimes si nous ne perdons pas de vue que c’est la violence faite à autrui qui est pornographique, le viol, la trahison et toutes les perversions liées au sexe dont le cinéma de Buñuel constitue un catalogue impressionnant…Reste la seconde partie de votre question. Impossible d’y répondre en deux mots car elle dépasse, elle aussi, le domaine du sexe et concerne le cinéma tout entier : tout grand film est un langage indirect. Ce qui est intéressant c’est le détour, c’est une autre manière de créer entre le spectateur et la scène qu’il regarde un point de vue qui ne colle pas à cette chose mais qui l’ouvre. Il y a des films qui ferment, ils sont mortifères, parce que finalement dans une relation sexuelle, il se joue beaucoup, beaucoup plus de choses que ce qui peut être capté par une caméra. Que peut-on représenter ? Qu’est-ce qui ne peut pas se représenter ? Immenses questions auxquelles précisément tous les grands artistes ont répondu. Les cinéastes peut-être mieux que d’autres – ou plus mal – parce que le cinéma par nature montre, alors que la musique ou la littérature évoquent.Le péché originel du cinéma serait donc l’exhibition. La présence de la caméra, on le sait bien, est impudique ; elle est toujours un œil en trop, un tiers qui dévoile ce qu’il ne peut étreindre.C’est là que le cinéma peut et doit devenir un art. C’est-à-dire l’instrument d’un détour, d’une métaphore, l’ellipse, la coupe du plan au bon endroit non pour censurer ni pour frustrer ni pour éteindre le désir mais au contraire pour le faire brûler, le faire durer, le cultiver. Ici un nom illumine l’écran : Lubitsch. Voir Lubitsch et se taire. Lubitsch, c’est le grand civilisé, celui qui donne de l’esprit au sexe. Il faudrait obliger Catherine Breillat à voir tous les jours un film de Lubitsch ; et je n’en dirai pas plus sur les scènes de sexe qui n’ont jamais été, à ma connaissance, obligées et par qui donc ?
REVUE DES DEUX MONDES - L’élégance, la beauté, la pudeur, c’est le mouvement du bras de Lachenay vers celui de l’hôtesse de l’air dans la Peau douce, ce sont les visages de Johnny et Vienna dans la diligence de Johnny Guitare au petit matin, leurs lèvres encore humides, comme encore attendris par la nuit qu’ils viennent de passer mais dont nous n’avons rien vu…
JEAN COLLET – Ou les deux bras de Henryk et Marie dans Jeux d’été qui serpentent l’un contre l’autre alors qu’ils viennent de faire l’amour, métaphore, beauté d’un geste qui pourrait être banal mais qui, placé ici, ouvre l’imagination et la rêverie.

REVUE DES DEUX MONDES - Les scènes que nous venons d’évoquer sont non seulement belles mais plus excitantes que celles qui nous sont infligées la plupart du temps, pourquoi les réalisateurs persévèrent-ils dans cette voie ?
JEAN COLLET – Nous vivons aujourd’hui, sans nous en rendre compte, et il serait temps de secouer notre paresse, dans un conformisme monstrueux, épouvantable. Je suis frappé de ce qu’on parle aujourd’hui de l’esclavage. Mais on peut se demander si tout cela n’aboutit pas à effacer le nouvel esclavage dans lequel nous sommes tous confortablement plongés, ce cauchemar climatisé évoqué par Henry Miller, où tout le monde devient esclave sans le savoir, heureux de l’être. Tout le monde est obligé de se battre pour du travail, pour de l’argent, donc enfermé dans des préoccupations matérielles obsédantes ; les gens ne pensent plus qu’à l’immédiat ; on est englué dans le matériel. Et c’est la même chose pour le cinéma ; il faudrait reconnaître le conformisme de la critique, de la production, des spectateurs, de nous-mêmes car le conformisme guette chacun de nous. Il ne sert à rien de dénoncer le conformisme des autres, de râler contre le « politiquement correct ». Commençons par nous libérer nous-mêmes.Si la critique est l’art d’aimer – c’est ce que je crois passionnément –, eh bien il faut défendre humblement et courageusement ce que nous aimons, même si nous nous croyons seuls à l’aimer. D’abord, on ne sera pas seuls. On est déjà deux avec celui qui a fait le film (et avec le cinéaste, il y a tous ceux qui ont œuvré, qui ont cru). Nous avons tellement peur de notre propre jugement que nous préférons nous taire, trahir, renier notre amour pour prendre le train avec tout le monde, même si le train ne mène nulle part.Un jour à Cannes, j’étais à côté d’un critique d’un grand journal. On découvrait le premier film d’un inconnu. À la fin de la projection, j’étais bouleversé, mon voisin était en larmes. On a bavardé. Il ne tarissait pas d’éloges, parlait de chef-d’œuvre comme il n’en avait pas vu depuis longtemps. Lorsque son journal est sorti, j’ai cherché la critique du « chef d’œuvre » et j’ai eu du mal à la trouver. Il avait tartiné plusieurs colonnes sur un film dont tout le monde parlait et qui ne méritait pas tant de bruit. En fin de chronique, il y avait à peine quelques lignes, prudentes et ternes, sur le film qui l’avait enthousiasmé… Faut-il s’étonner après que plus personne n’ait confiance dans la critique ?

REVUE DES DEUX MONDES - Que pensez-vous du Festival de Cannes ? Est-ce une vitrine nécessaire du cinéma ?
JEAN COLLET – Truffaut, qui a fait partie du jury il y a bien longtemps, m’avait dit au retour qu’il refuserait désormais toute invitation à un jury de festival. Pourquoi ? parce qu’un jury composé de personnes ayant si peu de références communes, de valeurs partagées ne peut produire au mieux qu’un compromis dénué de sens. Et je ne parle pas de toutes les pressions politico-économiques, diplomatiques dont on imagine le poids (même chose pour les jurys littéraires)… Je crois que personne n’est dupe. Après 1968, la création de la Quinzaine des réalisateurs fut incontestablement une bonne chose et la nomination de Pierre-Henri Deleau à sa tête en fut une meilleure encore. Parce qu’une forte émulation se produisit, due à l’indépendance exceptionnelle de ce grand cinéphile. C’est à la Quinzaine qu’on découvrit alors la plupart des cinéastes dont on retrouverait les films en compétition dans la sélection officielle deux ou trois ans plus tard. Cela dit, il faut que les festivals existent, même s’ils sont victimes de leur succès, même si les palmarès sont des joyaux surréalistes, plus révélateurs des phénomènes de mode que des œuvres authentiques. Je garderai toujours le souvenir ému de Rossellini qui présidait le jury de 1976, quelques jours avant sa mort. Loin des cocktails et des paillettes, entre deux projections, il réunissait tous les paumés de la terre – pas si paumés puisqu’ils étaient au festival et se voulaient cinéastes. Infatigable, l’auteur de la Prise de pouvoir par Louis XIV leur offrait son expérience avec une générosité peu commune. Mais plus encore, il leur démontrait qu’on peut et qu’on doit rester libre en toutes circonstances.
Rendre visible.

REVUE DES DEUX MONDES - Depuis votre départ de Télérama, en 1971 je crois, vous semblez avoir tenu à garder quelque distance avec le monde du cinéma, à préférer l’enseignement à la critique et le cinéma d’hier à celui qui se fait aujourd’hui…
JEAN COLLET – Je suis d’abord un enseignant, j’ai charge de transmettre le meilleur du cinéma, le patrimoine, l’héritage – mot tabou celui-ci depuis le succès d’un certain sociologue et notre soumission à la dictature de la modernité. « Du passé faisons table rase », ce slogan imbécile de Mai 68 a projeté toute une génération dans le vide, en attendant les barbares comme dans Frontière chinoise de Ford. Au cinéma, on a prêché la rupture, la création ex nihilo, le recours au hasard plutôt qu’au travail. Tout cela d’ailleurs au nom de la Nouvelle Vague, oubliant que celle-ci a pu inventer un cinéma neuf parce qu’elle avait su reconnaître ses aînés, découvrir ses « pères » et les admirer. Crise de l’autorité (voir Hannah Arendt). En ce qui nous concerne, malentendu total sur « la politique des auteurs ». Avez-vous remarqué, il n’y a pas de mot correspondant à « littérature » dans le domaine du cinéma. Justement, on n’a que ce mot, « cinéma ». Un fourre-tout qui désigne tant de choses et engendre la confusion. Au risque de choquer, je dois dire, en toute rigueur, que je n’aime pas le cinéma, j’aime des films et à travers eux la rencontre de leurs auteurs (je dis bien à travers eux) car l’auteur, comme Barthes nous l’a appris, ce n’est pas la personne physique, celle qu’on voit à la télévision ou à Cannes, c’est le personnage symbolique – comme on dit « le père symbolique » – dont le film révèle l’âme.

REVUE DES DEUX MONDES - Vous employez souvent le mot « révélateur » à propos de certains films, en rappelant son sens étymologique, faire découvrir ce qui ne se donne pas immédiatement et donc manifester indirectement…
JEAN COLLET – Si le monde était transparent, on n’aurait pas besoin du cinéma, ni des autres arts. La transparence, le « direct », c’est la grande illusion. On voudrait y croire, croire qu’il suffit de regarder quelqu’un, ou de mettre une caméra et un micro devant lui pour le connaître immédiatement. ça n’a jamais été et ne sera jamais comme ça, parce que derrière notre visage, il y a une histoire, et d’ailleurs elle nous échappe à nous-même, en grande partie.Il y a donc le visible et l’invisible. Tout l’enjeu du cinéma, comme de la peinture, ce n’est donc pas de reproduire le visible, ni de traquer l’invisible ou l’indicible comme les interrogatoires policiers. C’est de « rendre visible », comme la présence des rayons infrarouges (que nous ne voyons pas) nous est accessible par la chaleur qu’ils produisent et que ressent notre corps. C’est ça la vérité du cinéma. C’est lorsque Daney, à propos de Gertrud de Dreyer, peut écrire : « Pour la première fois de ma vie, j’ai vu un homme pleurer. » Les hommes se cachent généralement pour pleurer. Dreyer ne viole pas un tel secret, il raconte une histoire, et tout à coup, pour la première fois, le voile se déchire un peu, les larmes coulent, et ce n’est pas un homme que nous voyons pleurer – cela serait obscène comme souvent hélas à la télévision – ce sont nos larmes qui coulent avec les siennes, pas les siennes. Bienheureuse compassion. C’est ça, le pouvoir révélateur du cinéma.

REVUE DES DEUX MONDES – Que pensez-vous du cinéma comme divertissement, de cette phrase qu’on entend si souvent « Je vais au cinéma pour me détendre, pas pour me prendre la tête » ?
JEAN COLLET – Comme tout le monde je cherche au cinéma le plaisir, l’émotion. C’est même à partir de là – se sentir bien à la sortie – que je crois aimer un film et le juger bon. Et je ne répéterai jamais assez combien je déteste les films « sadiques » à l’égard du spectateur, ceux qui non seulement ne donnent pas de plaisir mais maltraitent le public (quelles que soient les raisons).La détente, le plaisir, oui, j’attends cela d’un film, et plus encore que le plaisir, la joie (c’est un mot qu’on n’ose plus employer, pourquoi ?). La joie, le bouleversement, le séisme que provoque ce que j’appelle un grand film, tout cela est bien au-delà du divertissement. J’aime qu’un film me dépasse, m’échappe, soit plus grand que moi, plus vivant que moi. La joie qu’il me donne peut inclure le rire et les larmes, le bonheur et la douleur. Et c’est la beauté seule qui permet cette réconciliation.

REVUE DES DEUX MONDES – C’est Belmondo dans Pierrot le Fou, le matin au réveil, dans son lit, son regard sur Anna Karina, le regard de Pierrot sur Marianne qui s’agite en chantant dans la chambre.
JEAN COLLET – Voilà, exactement ! Ce moment, je donnerais tout pour ces quelques minutes de film dans cet appartement foutraque, avec des kalachnikov dans tous les coins, le bordel partout, et Pierrot qui se réveille : il est amoureux fou de Marianne ; celle-ci chante une petite chanson ; on est au comble de l’artifice, c’est une fausse comédie musicale. Belmondo est appuyé sur un lit de fortune, et le regard qu’il porte sur Anna Karina, qui avec beaucoup de grâce se déplace dans l’appartement, voilà, ce regard tendre et malheureux, c’est un instant de beauté, de vérité, c’est un sommet.

REVUE DES DEUX MONDES – L’ultime critère, ce serait ça : capter la vie, des instants de vie, « la vraie vie qui est ailleurs » ?
JEAN COLLET – C’est-à-dire la poésie au sens fort, pur et dur ! La rencontre dont on ne revient pas indemne. J’ai compris ça en voyant le Fleuve – peut-être le plus beau film de Renoir. Il y a un personnage qui prononce une phrase étrange (je la cite de mémoire) : « À chaque rencontre de notre vie, nous mourons un peu et nous renaissons. » Là il me semble que tout est dit. Nous avons peur d’une telle rencontre, et en même temps elle exprime sans doute notre désir le plus secret. On a peur de la beauté comme on a peur de l’amour. On s’en défend comme on peut parce qu’on croit échapper à cette mort, on choisit le sommeil par exemple en allant voir des films dits d’évasion où l’on ne risque pas de faire de « mauvaises rencontres », ni aucune sorte de rencontre.Je cherche au contraire des films qui m’arrachent à ma léthargie, à mon indifférence. Les vivants, tous les vivants – je ne dis pas les créateurs ou les artistes – tous disent la même chose, qu’ils se nomment Nietzsche, Henry Miller, Ozu, Satyajit Ray, Ford ou Renoir, ou qu’ils soient des inconnus. Ils nous apprennent à dire oui à la vie. Celle qui est toujours de l’autre côté d’une épreuve, d’une traversée du désert et de la nuit. Ils nous font passer, ils font de nous à notre tour des passeurs, des initiés. Ils nous rendent la vie, ils nous rendent le monde.
Propos recueillis par Catherine Soullard
1. De l’indigence de certains palmarès : à titre indicatif, Chaplin, Howard Hawks, Sternberg, Borzage, Orson Welles, Lubitsch, Stanley Donen, Nicholas Ray, Cassavetes, Fritz Lang, Anthony Mann… n’ont jamais eu d’Oscar.Resnais, Rohmer, Chabrol, Bergman, Bresson, Almodóvar, Dreyer, Satyajit Ray, Clint Eastwood, Mizoguchi, Ozu, Kieslowski… n’ont jamais obtenu la Palme d’or.
* Professeur honoraire des universités, critique à la revue Études, Jean Collet enseigne le cinéma au centre Sèvres, faculté des jésuites à Paris. Il est l’auteur, notamment, de Jean-Luc Godard, (Seghers, 1963), la Création selon Fellini (Corti, 1990), Après le film, (Aléas, 1999), John Ford, la violence et la loi (Michalon, 2004) et Truffaut, (Gremese, 2004).

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Quelques films que j'aime beaucoup ... mais vraiment beaucoup !

  • Adlon Percy: Bagdad café
  • Akin Fatih: De l'autre coté
  • Allen Woody: La rose pourpre du Caire
  • Anderson Paul Thomas: There will be blood
  • Bourdos Gilles: Et après
  • Bruno Dumont: L' Humanité
  • Buñuel Luis : Belle de jour
  • Canter Laurent: Entre les murs
  • Cayatte André: Nous sommes tous des assasins
  • Chabrol Claude: La Cérémonie
  • Chabrol Claude: La fille coupée en deux
  • Chabrol Claude: Le Boucher
  • Cimeno Michael: Voyage au bout de l'enfer
  • Coppola Sofia: Lost in translation
  • Depardon Raymond: 10ieme chambre correctionnelle
  • Depardon Raymond: La Captive du désert
  • Depardon Raymond: Vie moderne
  • Donnersmarck Florian: La vie des autres
  • Dreyer Carl: Gertrud
  • Dreyer Carl: La passion de Jeanne d'Arc
  • Eastwood Clint: Gran Torino
  • Eastwood Clint: L'échange
  • Edwards Blake: La party
  • Edwards Blake: Victor Victoria
  • Fassbinder Rainer Werner : Le marchand des quatre saisons
  • Fleming Victor: Autant en emporte le vent
  • Ford John: La Poursuite infernale
  • Ford John: La prisonnière du désert
  • Ford John: Qu'elle était verte ma vallée
  • Forman Milos: Amadeus
  • Hawks Howard: La Captive aux yeux clairs
  • Hawks Howard: Rio Bravo
  • Hawks Howard: Seuls les anges ont des ailes
  • Henckel von Donnersmarck Florian: La vie des autres
  • Hitchcock Alfred: Fenêtre sur cour
  • Hitchcock Alfred: Vertigo
  • Kechiche Abdellatif: La graine et le mulet
  • Kieslowski Krzysztof: Couleur bleu
  • Kieslowski Krzysztof: Couleur rouge
  • Kurosawa: Dersou Ouzala
  • Kurosawa: Les sept samourais
  • Leone Sergio: Il était une fois dans l'ouest
  • Lubitsch Ernst: Le ciel peut attendre
  • Malligan Robert: Un été 42
  • Mankiewicz Joseph L.: EVE (All About Eve 1950)
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